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Management des turbulences

Management des turbulences

Travaux

 

"Turbulences environnementales, effets chaotiques et degré de sensibilité aux conditions initiales : contribution à la théorie de l'adaptation de l'entreprise"

Communication à la VIIème conférence internationale de management stratégique
AIMS, Louvain-la-Neuve, 27-29 mai 1998, Belgique.

Gaël GUEGUEN
ERFI, Université Montpellier I

L'objet de la présente communication rentre dans une tentative de définition des turbulences environnementales en sciences de gestion, volontairement basée sur les travaux de ce domaine, et dans un essai de compréhension des différentes capacités d'absorption, face aux changements environnementaux, des organisations en fonction d'une variable : le degré de sensibilité aux conditions initiales. L'articulation entre définition des turbulences environnementales et compréhension de la capacité à intégrer ces dites turbulences repose sur le souci d'une meilleure identification du concept afin de pouvoir le développer, à terme par le biais d'une recherche empirique, dans la théorie de l'adaptation de l'entreprise.

L’écoute et la lecture de différents médias axés sur l’entreprise, notamment en période de conjonctures délicates, peuvent entraîner une question : turbulence et complexité seraient-elles synonymes ? D’un point de vue scientifique et donc rigoureux, la réponse est non. Cependant dans une conception beaucoup plus managériale, à savoir moins encline à la précision sémantique et plus approximative mais en revanche plus pratique, ces deux termes peuvent regrouper une même vision d’un environnement particulièrement difficile, car peu maîtrisable.

Ecoutons Mintzberg (1994) pour qui "(...) nous nous glorifions nous-mêmes en décrivant notre propre époque comme turbulente parce que cela nous permet de nous sentir importants". Cette vision de la turbulence qui ne recouperait en fait que des changements mineurs non dramatiques (Mintzberg, 1989) serait l'apanage de gestionnaires désireux de prétexter la venue d'une fatalité exogène (la turbulence ou la complexité) afin de palier l'influence déterminante de leur mode de gestion sur le phénomène de dégradation de l'exploitation de leur entreprise (Koenig, 1985). En fait, il pourrait s'agir de la mise en place d'un artefact afin de créer une aire non plus de rationalité et de certitude (Thietart et Forgues, 1993) mais d'excuse et de non-responsabilité. Ainsi la turbulence, vue comme "un état de l'environnement impliquant une perte de contrôle des dirigeants sur le devenir de l'entreprise" (Joffre et Koenig, 1985), signifierait-elle une incapacité de gestion et une incapacité d'efficacité.

L'environnement, notion difficilement définissable pour l'instant, construction d'une représentation d'impuissance, pourrait, dans ce sens managérial, être tantôt turbulent, tantôt complexe. Un phénomène sera perçu comme complexe, selon Le Moigne (1990), lorsque ses représentations sont perçues irréductibles à un modèle fini, aussi compliqué, stochastique, sophistiqué fut-il. Un effet de mode tendrait à le considérer comme complexe de nos jours et turbulent précédemment et pourquoi pas chaotique dans les années futures ou encore entropique. Les notions de complexité et de turbulences pourraient être confondues car toutes deux seraient le constat de la non-maîtrise de la gestion sur des facteurs externes ; turbulence et complexité méritent une grande attention, car leur étude et leur compréhension peuvent entraîner une meilleure réflexion sur la place et l'intérêt des sciences de gestion. En fait cela se résumerait à réfléchir sur un paradoxe du type "gérer l'ingérable" et constituerait ainsi un apport à la gnoséologie (Le Moigne, 1995) de notre domaine. Si ces deux notions peuvent signifier sensiblement une même attitude en terme de représentation, leur examen fait apparaître deux phénomènes profondément distincts d'autant plus que le développement de la chaotique (approche des sciences par la théorie du chaos) nous fournit un nouvel éclairage (Ekeland, 1997). Pour ce faire, nous allons tenter de mieux cerner l'une de ces notions à savoir la turbulence de l'environnement, qui a un aspect fortement polysémique.

Issue initialement des sciences exactes (Gleick, 1987; Badot, 1996) et plus exactement de l'hydraulique (ou de l'aéronautique pour Wicklam, 1986), la turbulence va caractériser l'agitation désordonnée qui se produit dans un fluide. L'irrégularité de cet écoulement, qui s'oppose à l'écoulement laminaire, va constituer une importante énigme du fait de son impossible prédiction et explication. Ainsi en se référant à un article publié en 1980 dans "La Recherche" (Avril 1980, n°110, pp. 422) on peut comprendre que "la turbulence est un phénomène hydrodynamique très familier ; nous avons tous vu des tourbillons dans le sillage d'un bateau ou sur une photographie de l'atmosphère et pourtant, on ne sait toujours pas expliquer les origines de la turbulence et les mécanismes de son développement". L'apparition de cette agitation désordonnée et aléatoire laisse les chercheurs dans une certaine perplexité. Cependant, la mise au point de superordinateurs permet maintenant de simuler et de modéliser cette turbulence ("Pour la Science, Mars 1997, pp. 46-52).

Stewart (1992) dans son essai sur les théories en sciences "dures", admettra tout comme Gleick (1987) que les turbulences sont l'un des plus vieux et plus irrésolu problème de son domaine. Il va identifier trois étapes dans l'explication des turbulences. Selon Leray, en 1934, la turbulence serait un effet macroscopique de la structure atomique. Des inexactitudes dans les équations retenues pour les phénomènes dynamiques (équations de Navier-Stokes) de dimensions atomiques, se propagent à travers l'écoulement physique, s'amplifient et on les observe sous formes de turbulences. Une dizaine d'années plus tard (1944), le chercheur russe Landau va considérer le début des turbulences comme une accumulation de flottements. Au cours de ses premières phases, la turbulence serait la superposition de trois ou quatre mouvements périodiques différents, et à mesure qu'elle se développerait pleinement, le nombre de mouvements périodiques deviendrait infiniment grand. Il reviendra à David Ruelle et Floris Takens (1970) de considérer les turbulences comme un attracteur étrange qui serait la combinaison de trois fréquences. L'apport des théories du chaos permettra une meilleure réflexion sur ce problème.

L'utilisation du vocable turbulence, en sciences humaines, pour caractériser un environnement particulièrement agité est l'oeuvre de Emery et Trist (1964). Dès lors, différents travaux se sont penchés sur cette caractéristique environnementale qui semblait provenir d'une complexification des éléments en présence (mondialisation, multiplication des échanges, changements,...). L'issue de ce type d'environnement était une très difficile adaptation de la part de l'entreprise. D'ailleurs, les deux auteurs axeront leur résultat plus sur une institutionnalisation du milieu, à savoir une régulation concertée et partagée des comportements des parties prenantes, que sur l'accroissement du potentiel de flexibilité de la firme, optant ainsi pour une vue plutôt volontariste que déterministe au sens de Desreumaux (1994).

Cependant il faut s'interroger sur l'origine des turbulences. La proposition fondatrice de Emery et Trist, vue plus haut, repose apparemment sur un accroissement de la complexité. C'est l'acceptation la plus généralement admise. En effet durant longtemps on a estimé que le désordre ne pouvait provenir que d'une complexification d'un système. Mais la recherche a permis de trouver maintenant cet aléatoire non prédictible dans des systèmes simples (Prigogine, 1994). Ainsi l'augmentation de l'information, qui permettait une plus grande probabilité d'apparition de désordre (Atlan, 1979), dans une vision déterministe, ne serait plus considérée comme la seule source de turbulences. Le niveau d'ambiguïté, à savoir l'introduction du bruit, ne peut plus être vue comme mesure unique des perturbations du système. Donc turbulences et complexité seraient à dissocier. Mais la réserve principale est que les sciences de gestion, comme toutes sciences humaines, s'intéressent toujours à des phénomènes complexes, selon Prigogine, à l'inverse des sciences dîtes dures qui peuvent s'occuper de phénomènes simples. Cette omniprésence de la complexité dans nos études biaise toute réflexion sur la relation complexité versus turbulences.

Cependant, nous allons essayer d'entamer une réflexion sur les turbulences environnementales, afin de pouvoir l'en dissocier de l'idée de complexité, en ayant pour volonté de savoir ce qui se recoupe sous cette notion en sciences de gestion. Afin d'y parvenir, nous présenterons, dans un premier temps, une définition du concept puis nous nous interrogerons, lors d'une seconde étape, sur ses développements éventuels en sciences de gestion. Pour ce faire, nous tenterons de retenir certaines notions issues des théories du chaos. Ceci devrait nous permettre d'envisager les implications et priorités de l'entreprise afin de s'adapter aux modifications provoquées par un environnement turbulent et ce sous un nouvel éclairage théorique.

I. Compréhension des turbulences environnementales.

L’internationalisation des marchés, l’évolution des techniques, les goûts changeants du public, la concurrence grandissante des firmes au sein d’un secteur et un climat de crise économique font que l’environnement des entreprises apparaît comme instable, turbulent. Le niveau de turbulence d’un marché sera défini comme l’ampleur et la fréquence des changements dans la technologie et dans les besoins exprimés (Julien et Marchesnay, 1988). Nous pouvons affiner la compréhension de cet état particulier de l'environnement en fonction de deux causes qui sont généralement admises comme génératrices de turbulences :

- L'augmentation des interrelations entre firmes (Emery et Trist, 1964; Joffre et Koenig, 1985; Mac Cann et Selsky, 1984; Dess et Beard, 1984),

- Le changement des éléments composants l'environnement (Mac Cann et Selsky, 1984; Ansoff et Mac Donell, 1990; Marchesnay, 1993; Joffre et Koenig, 1985).

Ces deux causes peuvent se résumer aux notions de complexité et de mouvement. Cependant nous souhaiterions, par la présente étude, essayer d'approfondir le concept de turbulence.

La turbulence est envisagée comme une caractéristique de l'environnement proche de l'organisation qui tend à le rendre fréquemment changeant. La perception de ces changements variera d'une organisation à l'autre mais aura un impact assez fort pour permettre une remise en cause du système de gestion actuel. Cameron, Kim et Whetten (1987) poseront, comme définition de la turbulence, que les changements auxquels est confrontée l'organisation sont significatifs, rapides et discontinus. Ansoff (1979) estimera que les turbulences stratégiques font arriver des événements singuliers et inattendus qui résistent aux réponses de succès traditionnelles et qui, au résultat final, ont un impact majeur sur les profits de l'entreprise. Plus tard (Ansoff et Mac Donell, 1990), il envisagera que la turbulence corresponde à la variabilité dans un environnement caractérisé par un degré de nouveauté de défis et par la vitesse auxquels ils se développent.

Ces trois définitions nous permettent d'identifier quatre principes qui vont caractériser la turbulence : la significativité du changement, la rapidité du changement, l'imprévisibilité du changement et le renouvellement du type de changement.

La turbulence entraînera des modifications dans l'environnement qui auront un impact important sur l'organisation. La significativité du changement correspond à l'effet direct des nouvelles caractéristiques de l'environnement. Ce nouvel état va intéresser directement l'organisation. Elle sera en mesure de se rendre compte du changement, car sa situation d'équilibre se trouvera menacée. Même si elle ne s’aperçoit pas que l'environnement connaît des variations, elle se rendra compte que son état se trouve modifié. La notion de significativité renvoie ainsi à celle de perception.

La rapidité du changement correspond à la vitesse dans la succession des variations. Les oscillations seront prononcées. Les secousses de l'environnement se succéderont à une vitesse suffisamment élevée pour empêcher un état prolongé de stabilité. Ainsi, les organisations en présence de turbulences risquent de connaître un effet en cascade. L'inconvénient sera que la rapidité rencontrée ne permettra pas de finir la gestion du changement précédent sans connaître de nouvelles variations. D'autre part (Gueguen, 1997) le fait de réagir encore plus rapidement à ces changements peut entraîner une augmentation du niveau de turbulences.

Le changement sera imprévu, discontinu. Ansoff et Mac Donell (1990) ajouteront que les changements discontinus seront des changements qui ne peuvent être maîtrisés par les capacités de la firme. En effet, la discontinuité sera envisagée comme un événement qui ne suit pas une extrapolation d'une série d'événements précédents. On pourra penser que l'imprévisibilité du changement gênera la firme qui souhaite un environnement stable. Cependant les changements rencontrés pourront être autant bénéfiques que mauvais pour l'organisation. La turbulence entraînera des variations difficilement prévisibles, mais celles-ci pourront intrinsèquement accroître la satisfaction des firmes en présence en fonction, par exemple, de leur positionnement stratégique.

Le critère de nouveauté permet d'introduire un caractère surprenant pour ces variations. L'environnement va imposer de nouvelles situations à l'organisation où les modèles de réponses ne pourront pas servir. C'est dans cette caractéristique que résidera réellement l'opportunité d'apprentissage offert par les turbulences. C'est aussi au travers de cette notion que le concept de crise peut faire partie intégrante du processus de turbulence. Cependant la turbulence ne sera pas systématiquement composée de variations nouvelles, certaines auront déjà été rencontrées par l'organisation. En revanche, nous pourrons supposer que l'importance de la turbulence sera conditionnée par le nombre de situations nouvelles et caractérisée par le renouvellement du type de changement.

Ainsi, nous pourrons retenir que la turbulence est un enchaînement d'événements plus ou moins espacés dans le temps, plus ou moins favorables mais imprévisibles quant à leur ampleur et suffisamment nouveaux pour entraîner un impact, perçu par les membres de l'organisation, qui conduit à une reconsidération des capacités de la firme du fait de la gêne occasionnée. Cependant, il nous faudra justifier cette proposition de définition afin de lui conférer un certain degré de validité.

A. Les éléments constituants

La définition proposée des turbulences retient donc quatre dimensions et fait une distinction entre turbulence perçue et objective, comme le retient, d'une manière plus générale, Bourgeois (1980 et 1985). La turbulence objective correspondra à un état environnemental dans lequel il y aurait cette succession rapide d’événements modifiant ses éléments, applicable à toutes les entreprises d’un secteur. La turbulence perçue sera vue, pour sa part, comme la remise en cause des capacités de chacune des firmes, prises isolément, du fait de ces changements dans l’environnement. Les travaux, précédemment évoqués, portant sur la turbulence tendent à confirmer l’existence de ces quatre dimensions dans la turbulence. Cependant nous devons expliciter ce qui compose cette définition de la turbulence. Pour ce faire nous nous attacherons à développer d’une façon succincte chacune des propositions avancées.

Un enchaînement d’événements plus ou moins espacés...

Nous avons considéré la turbulence comme un enchaînement d’événements. On peut penser que l’environnement est constitué d’un ensemble d’éléments, qui peuvent se regrouper en systèmes. L’interaction de ces éléments va produire des événements. Cet environnement pourra être décrit en fonction de trois paramètres : l’abondance, la complexité et le dynamisme (Dess et Beard, 1984). Ceux-ci nous permettent d’envisager qu’un environnement sera fertile, c’est-à-dire qu’il produira beaucoup d’événements. La turbulence correspondra donc à une succession d’événements. Plus il y a de chance pour qu’apparaissent des événements, plus il y aura de chance pour qu'apparaisse la turbulence. L’apparition des événements renvoie au degré de complexité, or nous avons vu que la turbulence est caractérisée par un haut niveau de complexité à l’origine.

D’autre part, la turbulence est vue comme une suite d’événements. En effet, il s’agira, dans l’étude de ce phénomène, de constater qu’il y a une succession de changements. Les turbulences ne vont pas correspondre à un seul changement, même s’il est majeur. On parlerait alors de mutation. La turbulence renvoie à l’apparition de différents événements qui vont s’enchaîner de telle manière à changer l’état de l’environnement par différentes impulsions, qui ne seront pas obligatoirement identiques. Chacune d’elles nécessitera des réponses appropriées et spécifiques.

L’espacement dans le temps renforce le caractère successif des événements. L’intervalle entre chacune des apparitions de ces événements peut changer. Il ne s’agira pas d’une succession continue. Cependant nous pouvons estimer que cette vitesse de succession sera toujours fonction du temps de réponse. La turbulence va gêner la firme, car la venue des événements se produira alors qu’elle n’aura pas terminé de répondre à un événement précédent. La turbulence va plus vite que la réponse des entreprises. La durée sera suffisamment courte pour qu’un événement se produise avant que les effets du précédent ne se soient finis.

...plus ou moins favorables mais imprévisibles quant à leur ampleur et suffisamment nouveaux...

Les conséquences de l’interaction des éléments auront des effets autant positifs que négatifs. C’est l’interprétation subjective des firmes en présence qui permettra de déterminer la nature exacte de ces événements. C’est pour cela qu’on peut estimer que les événements caractérisant la turbulence seront plus ou moins favorables. Un événement pourra être perçu comme néfaste pour une entreprise, alors qu’une autre du même secteur verra en lui une source d’opportunité. On ne peut se prononcer sur la nature exacte de ces événements. Une saturation de l’activité peut permettre à une firme d’attaquer un concurrent affaibli par des investissements sans avenir. L’appréciation des éléments devra être faite en fonction des différents systèmes composant l’environnement.

L’imprévisibilité de l’ampleur renvoie à l’incapacité de déterminer d’une façon quantitative l’impact des changements environnementaux. Les événements pourront aussi bien toucher des points vitaux pour l’entreprise que des zones ne représentant pas de danger. La turbulence va empêcher d’estimer à l’avance le degré d’impact. Cela renforcera la difficulté à se prémunir d’elle. Le changement pourra être important ou pas. S’il est très important nous pourrons parler de crises. Ce qui est essentiel, c’est l’impact global de la succession des événements. La turbulence peut regrouper une série de crise ou une série de secousses ou une série de chacune d’entre elles. Mais c’est la sommation de l’effet total de ces séries qui permettra de déterminer a posteriori l’impact des turbulences.

Certains changements composant la turbulence vont se distinguer par leur caractère de nouveauté. En effet, des événements auront la particularité de n’être jamais apparus auparavant. Ainsi ce critère, qui renforce le caractère imprévisible des turbulences, entraînera deux conséquences. Premièrement, cela va permettre à la firme d’enrichir son ensemble d'expérience, en rentrant de nouveaux cas de figure dans sa mémoire organisationnelle (Reix, 1995). Deuxièmement, l’entreprise ne pourra fournir une réponse tirée du vécu. Cela va engendrer une déstabilisation plus grande, car l’entreprise ne pourra extrapoler des actions passées. La fréquence des nouveautés ne peut être fixée. Tout dépendra des firmes en présence. Cependant, nous pouvons considérer que, dans une même série de turbulences, des événements se répéteront et d’autres apparaîtront pour la première fois.

...pour entraîner un impact perçu et une reconsidération des capacités en raison de la gêne.

Tout ceci va conduire l’entreprise à percevoir ces turbulences. Nous parlerons alors d’impact perçu. Les membres qui composent l’organisation vont percevoir ces changements environnementaux. Cameron, Kim et Whetten (1987) vont estimer que cette perception est essentiellement liée au degré hiérarchique dans l’entreprise. Le comité de direction de l’entreprise s’apercevra en tout premier lieu de l’apparition des turbulences. Cela peut s’expliquer, outre le fait que leur système d’information est le plus global de la firme, par le degré de perception et d’interprétation. Les changements vont menacer directement les attributs organisationnels de ce type d’acteur. Ainsi, ils imputeront les causes de cette menace à la turbulence, car ils envisageront que les capacités générales de la firme se révèlent inefficaces devant cette nouvelle donne environnementale. Ils pourront ainsi qualifier de turbulence, avec tout le caractère mystérieux et obscur qu’il renferme, des changements qui déstabilisent l’entreprise et ainsi qui révèlent l’insuffisance de l’efficacité des décisions concernant la capacité de la firme. Ce sont les dirigeants de l’entreprise qui mettent sur pied le potentiel souhaité de l’entreprise. La turbulence va directement toucher leur rôle au sein de l’organisation.

En effet, les turbulences vont entraîner une reconsidération des capacités de la firme. Les besoins nécessaires pour parvenir aux buts de l’organisation vont changer du fait de la modification de l’environnement. Les ressources, c’est-à-dire l’ensemble des capacités de l’entreprise, ne vont plus correspondre à ces besoins. C’est en s’apercevant de sa déficience que la firme va reconsidérer ses capacités. Cela n’implique pas obligatoirement une modification de celles-ci. Nous avons vu que la turbulence sera perçue à partir du moment où la firme va s’interroger sur ses possibilités réelles. Ainsi, c’est cette reconsidération qui permettra de penser que la firme perçoit les changements d’une façon irrémédiable.

Tout ceci conduira à une gêne. L’entreprise estimera que son activité est entravée par ces changements successifs. Là encore, cette gêne sera directement liée au potentiel de la firme. On peut considérer que les turbulences vont empêcher l’exercice de la gestion. Cependant on peut plutôt estimer qu’elles vont simplement le gêner. La proposition d’Ansoff de classer différentes turbulences en fonction de leur intensité permet ainsi de mieux comprendre ce phénomène de gêne. Une très faible turbulence entravera légèrement l’activité de l’entreprise. A l’inverse, une turbulence surprenante pourra totalement enrayer le processus de gestion mis en place. Donc cette gêne sera associée à la capacité de la firme et correspondra à un niveau particulier dans le bon déroulement de la gestion.

B. Les quatre dimensions de la turbulence

Afin de simplifier la conceptualisation de la définition de la turbulence, précédemment émise, nous pouvons retenir quatre dimensions qui vont regrouper l’ensemble des composants précités. Il s’agira donc de la significativité, de la rapidité, de l’imprévisibilité et du renouvellement. Ces quatre éléments nous permettront de repérer les turbulences d’une manière plus rigoureuse. Ils vont ainsi correspondre aux composants de la turbulence comme suit :

Caractérisation des turbulences environnementales

La rapidité :

La rapidité va correspondre à la succession rapide des variations. Elle regroupe l’enchaînement d’événements et l’espacement dans le temps. Cette dimension nécessite une capacité de réponse dans l’urgence de la part de la firme. Nous avons déjà vu que la succession se fera de telle manière que l’entreprise aura du mal à pouvoir fournir une solution avant qu’un autre événement ne survienne. La rapidité peut être opérationnalisée en fonction de la vitesse relative du changement (Kalika, 1991). Toujours est-il que le suivi des différents changements auxquels est confrontée la firme et le temps disponible pour y répondre peut permettre d’identifier la rapidité d’apparition des événements.

La rapidité est relevée fréquemment, dans la littérature abordant les turbulences, comme les quelques exemples suivants le prouvent. Ansoff et al. (1990, 1993) parle de rapidité du changement et de vitesse. Cameron, Kim et Whetten estiment également que l’étude de la turbulence passe par une appréhension des changements rapides qui la caractérise. Marchesnay (1993) considère que la turbulence correspond à une modification plus fréquente de ce qui était considéré comme stable. Mac Cann et Selsky (1984) voient dans la turbulence une connotation fortement instable et diffuse. Pour Pras (1991), la turbulence renvoie à l’évolution rapide des facteurs économiques. Millier (1987) parle de bouleversements rapides. Joffre et Koenig évoquent le rythme de transformation de l’environnement. Kalika (1991) pense qu’une vitesse de réaction lente est dangereuse dans un environnement turbulent.

L’imprévisibilité :

La turbulence va également se caractériser par le fait qu’il est difficile d’extrapoler, de prévoir. L’imprévisibilité, inhérente aux turbulences, rend impossible toutes prévisions. Cela va s’appliquer autant qualitativement que quantitativement. En effet on ne pourra estimer à l’avance si le changement était favorable ou pas pour la firme. De plus, l’ampleur des changements constituants la turbulence ne pourra être également prédite. L’imprévisibilité renvoie à l’échec des tentatives de prévisions de la part des organisations évoluant dans un environnement. Elle peut donc se mesurer directement par le pourcentage d’estimations erronées faites par des entreprises d’un même secteur.

On peut relever que la prise en compte de l’imprévisibilité passe par l’incertitude. De Rosnay (1975) estime que la turbulence correspond à une perturbation aléatoire de l’environnement (ce qui équivaut à la notion de bruit en systémique). L’apparition de processus aléatoires condamne ainsi toute tentative de prévision. Forgues (1991) pense que la turbulence renvoie à une imprévisibilité plus grande. Ansoff (1979, 1990) considère qu’il va y avoir des événements inattendus. Ces événements seront impossibles à anticiper. Pour Emery et Trist (1964) la turbulence va défier l’analyse et la prédiction. Burgaud (1995) parle d'incertitudes tandis que Millier (1987) évoque l’instabilité. Cameron, Kim et Whetten (1987) envisagent la turbulence comme une difficulté à prévoir le changement. Joffre et Koenig (1985) insistent sur l’imprévisibilité du changement relative à la turbulence.

Le renouvellement :

Nous avons tenté de mettre en avant le fait que la turbulence représente une suite d’événements dont certains seront totalement nouveaux pour les firmes en présence. Cela nous a permis d’avancer l’hypothèse que la turbulence constitue une source de nouvelles expériences par le biais de ce renouvellement du changement. Moins souvent pris en compte dans la littérature que d’autres dimensions, ce critère permet de renforcer le caractère déstabilisant des turbulences. En plus de ne pas pouvoir anticiper et de ne pas avoir le temps de répondre, l’entreprise se trouvera confrontée à des situations totalement nouvelles. Elle devra donc faire preuve de cohésion pour réussir à intégrer ces changements d’une manière positive. Le renouvellement du changement peut être envisagé en fonction de la probabilité d’apparition d’un même type de changement. Il faudra ainsi voir si des événements, inconnus jusqu’alors, se produisent et s’ils ont plutôt tendance à être variés.

Joffre et Koenig (1985) parlent de nouvelles conditions que la turbulence va imposer aux entreprises. Ansoff (1979, 1990) estime que la turbulence correspond à des événements singuliers. Il insiste également sur le fait que ces événements vont poser des problèmes nouveaux. Le Bas (1995) considère que l’innovation crée de la turbulence. En diffusant de nouvelles technologies, l’environnement turbulent va engendrer des comportements réactifs nouveaux. Le thème de l’expérience se retrouve dans l’étude du renouvellement. Reilly, Brett et Stroh (1993) considèrent que la turbulence va représenter de nouvelles formes d’opportunités. Meyer (1982) envisage les changements environnementaux sous l’angle de l’apprentissage organisationnel. Pour leur part, Post et Mahon (1980) voient dans la turbulence un critère de nouveauté permettant d’augmenter l’aptitude au changement.

La significativité :

Nous avons vu que la significativité renvoie à l’impact perçu de la turbulence dans l’organisation. En fait, cette importance dans la répercussion du changement est corrélée à la reconsidération des capacités de la firme en raison de la gêne occasionnée par la turbulence. La dimension de significativité doit permettre de penser que la turbulence a atteint un certain stade de perception dans la firme. Cette perception n’est pas toujours envisagée dans l’étude de la turbulence. On va mettre en avant l’adaptation, définie par Ackoff et Emery comme la capacité d'un individu ou d’un système de se modifier ou de modifier son environnement quand l’un ou l’autre a changé, quand il y a inconvénient ou perte d’efficience (Mac Cann et Selsky, 1984). Cependant il est plus concret d’estimer que les changements pourront s’appeler turbulences à partir du moment où ils auront un effet majeur sur l’organisation. Cet effet sera bien évidemment conditionné par l’organisation elle-même, par sa perception. C'est cette précaution qui nous permet de parler de turbulences perçues et objectives. Cette significativité pourrait être relevée à travers l’impact ressenti par l’entreprise.

Cameron, Kim et Whetten (1987) considèrent, avec conviction, la significativité comme un élément dominant dans l’étude des turbulences. On peut partager ce point de vue en envisageant que cette dimension soit discriminante dans l’étude des turbulences. Celles-ci ont un impact élevé et il faut donc constater la réalité de l’effet sur l’organisation pour admettre si ces changements sont d’ordre turbulent ou pas. C’est précisément ce que pensent Joffre et Koenig (1985) en reprenant les idées de Emery et Trist (1964). En effet, la turbulence entraîne une perte de contrôle. Le critère de significativité est donc mis en avant. De plus, ils vont rajouter la notion d’intensité pour appréhender les turbulences. Marchesnay (1986) envisage, outre un caractère perceptif, la turbulence selon l’ampleur du changement. Cette ampleur est envisagée par Mac Cann et Selsky (1984), dans leur définition de l’hyperturbulence, comme le seuil à partir duquel la capacité d’adaptation des membres devient insuffisante. Ansoff (1979) envisage la turbulence en fonction de l’impact majeur qu’elle a sur l’entreprise.

II. Utilisation de la notion de turbulence

Tout au long de cette réflexion, nous avons essayé d’identifier des points de repères dans l’étude de la turbulence. Nous pouvons à présent tenter de dresser un cadre permettant d’intégrer les recherches sur les turbulences dans un contexte théorique. Il est clair que la tâche n’est pas évidente. De par ses spécificités, la turbulence peut être vue comme une sorte de boite de Pandore qui serait la cause universelle des problèmes des entreprises. On peut cependant modérer ce point de vue trop déterministe. En effet, il est d'un intérêt capital de pouvoir identifier les facteurs favorisant ces changements impromptus dans l'environnement de l'entreprise. De ce fait, deux sortes de turbulences peuvent être identifiées : les turbulences environnementales et les turbulences organisationnelles.

Jusqu'à présent, nous nous sommes penchés sur le problème des turbulences environnementales. Munis des quatre dimensions des turbulences, nous nous retrouvons face à la définition du concept d'environnement. En raison de son caractère intangible, interdisciplinaire et général il n'est pas aisé d'en donner une définition restrictive. En effet, il peut apparaître comme l'intégralité des éléments influant d'une manière directe, voire indirecte sur l'organisation. Un processus plus progressif pourrait être celui consistant à retenir un macro, puis méso, puis micro environnement (Marchesnay, 1986). Ainsi, nous aurions différentes échelles pour étudier le milieu de l'entreprise en fonction de la distance. D'une certaine façon, effets directs ou indirects importent peu. Ce qu'il faut retenir c'est le pouvoir possible de la firme pour modifier la production d'événements environnementaux. Ainsi pourrons-nous supposer que plus l'environnement sera proche de l'organisation, plus elle aura de pouvoir sur les éléments de cet environnement. Cette vision du milieu en terme de distance et de relation nous rapproche de la notion d'environnement pertinent de Crozier et Friedberg (1977) qui correspond à l'ensemble des acteurs sociaux dont les comportements conditionneront, plus ou moins directement, la capacité de l'organisation à fonctionner de façon satisfaisante.

L'étude des turbulences porte également sur ses dimensions organisationnelles (Reilly, Brett et Stroh, 1993; Meyer, 1982; Goodstein et Boeker, 1991). Elles vont correspondre à l'ensemble des changements et des variations imprévisibles connus par l'organisation elle-même. L'idée sera que l'environnement va produire des changements qui vont affecter l'entreprise. Celle-ci pourra à son tour être victime d'agitations en son sein. Il s'agira donc d'effets. L'entreprise devra tendre à minimiser ces effets déstabilisants afin de pouvoir maintenir un équilibre organisationnel permettant l'adaptation à la nouvelle donne environnementale. Cependant, certains auteurs (Nonaka, 1988) refuseront toute adaptation planifiée et régulée afin de permettre l'introduction d'une certaine dose de désordre dans le système. Nous objecterons que du fait de l'imprévisibilité des turbulences la planification se révèle difficile voire hautement hasardeuse. En revanche, nous pouvons considérer que certaines entreprises absorberont plus facilement et moins gravement les turbulences environnementales dans leur organisation. Tout pourra être lié, comme nous allons le voir, à une dimension organisationnelle d'importance : le degré de sensibilité aux conditions initiales.

A. Nature d’un environnement turbulent.

La turbulence étonne par son caractère négatif. La turbulence est avant tout appréhendée comme un état environnemental nuisant gravement à la pérennité des firmes. Il est vrai que les changements et la complexité, causes des turbulences, vont entraver le bon fonctionnement de l’entreprise. Mal préparée à ce type de situation, celle-ci n’apportera que des réponses insuffisantes.

Dans les théories de la contingence, on peut retenir que l’environnement sera soit dynamique, soit stable. Ce dynamisme permettra un renouvellement des ressources et un accroissement des expériences des organisations. A l’inverse l’environnement stable ne se régénérera jamais. Il s’agirait, en quelque sorte, d’un vase clos dans lequel, faute de renouvellement, les organisations périraient. Tout du moins, elles existeraient toujours tant qu’il y aurait des parts de marché de concurrent à gagner ou pour adopter un langage néoclassique tant que le profit marginal à long terme ne serait pas nul. Fouraker (Lawrence et Lorsch, 1986) va estimer que l’environnement dynamique sera favorable tandis que l’environnement stable sera défavorable.

La turbulence apparaît, à travers l’ensemble des propos tenus jusqu’à maintenant, comme une caractéristique de changement dans un environnement. On peut supposer ainsi qu’un environnement turbulent est un environnement dynamique. Le renouvellement des éléments qui le composent permet de voir une évolution de l’ensemble des systèmes qui y vivent. Par conséquent, si l’environnement turbulent est dynamique, il devrait être favorable. Pourtant, son appréhension est radicalement différente. L’environnement turbulent est une menace pour les firmes. Pourquoi en est-il ainsi?

Nous pouvons supposer qu’effectivement la turbulence est signe d’un environnement dynamique. Cependant nous pouvons envisager que ce dynamisme soit trop excessif. C’est ce que nous pourrions appeler les scories d’un environnement dynamique. Une succession d’événements trop rapide va gêner la gestion au sein des entreprises. Les réponses à ces différents changements deviennent extrêmement difficiles. Les événements, précisément, méritent notre attention. On ne peut pas les qualifier d’intrinséquement négatifs.

Le changement des goûts des consommateurs ne peut être vu comme mauvais pour l’entreprise. Cela peut lui permettre de conquérir de nouveaux clients, d’innover dans de nouveaux produits, etc. Il est vrai que ce changement va perturber la prévision des gestionnaires. Il faudra, par exemple, modifier les plans de production, faire des efforts pour comprendre les nouvelles attentes. Dans tous les cas il s’agira simplement d’événements environnementaux. Une baisse des ventes traduira en fait une modification. C’est cette modification qui permettra une extension des ressources de l’entreprise, en ouvrant de nouvelles opportunités.

En fait ce qui gêne dans ces turbulences environnementales c'est la nature inhabituelle, l'incertitude. On peut donc se demander de quelle nature exacte dépendent les turbulences. Cheng et Van de Ven (1996), sur l'étude des processus d'innovations, retiennent que la théorie des systèmes dynamiques distingue quatre types de modèles temporels au sein d'une série de données longitudinales : fixe, périodique, chaotique et aléatoire. Si la stabilité, la périodicité et l'aléatoire sont des phénomènes largement connus, le chaos mérite un certain degré de précision. La notion de base d'un processus chaotique est que dans un système non linéaire stable et déterministe, constitué d'un petit nombre d'interactions et de variables, il peut apparaître un comportement qui semble être irrégulier par rapport au degré d'aléatoire. L'étude des deux chercheurs a montré que les événements externes à l'organisation étaient de nature aléatoire tandis que les événements internes étaient soit périodiques, soit chaotiques. Munis de cette classification du mouvement, nous allons tenter de l'appliquer aux turbulences en fonction des quatre dimensions retenues précédemment afin d'interpréter leur nature exacte. Ceci peut se résumer dans le tableau suivant qui va indiquer le niveau de compatibilité entre natures et dimensions (exemple : une nature statique ne peut correspondre à une dimension d'imprévisibilité, toutes deux vont se révéler incompatibles). Cela va nous permettre d'identifier la nature des turbulences en fonction des quatre dimensions relevés dans la première partie.

On peut donc retenir qu'en l'état actuel de notre conceptualisation les turbulences ne peuvent être statiques. Elles sont, aussi, difficilement périodique quoique nous soyons tentés de supposer qu'une superposition de mouvements périodique peut conduire à un certain degré de turbulence. La significativité de ce type de changement sera conditionnée par la qualité de l'événement. En revanche, la classification retenue nous suggère que les turbulences seront soit d'ordre aléatoire soit d'ordre chaotique. Les travaux de Cheng et Van de Ven nous laisse penser que les turbulences environnementales sont d'ordre aléatoire tandis que leurs répercussions, leurs effets au sein de l'entreprise sont d'ordre chaotique. Nous nous attacherons à confirmer la chose lors d'une prochaine recherche. D'autre part nous nous montrerons extrêmement prudent dans l'utilisation des concepts liés à la théorie du chaos comme le suggère Pailot (1995), ou encore Polley (1997), en regard d'une réflexion sur le déterminisme en sciences de gestion. Nous en retiendrons pour l'instant l'intérêt métaphorique qui permettra d'introduire la notion de degré de sensibilité aux conditions initiales.

B. Conditions d'adaptation de l'entreprise

Il est des plus intéressant de se pencher sur la notion de théorie du chaos (dont l'origine est mathématique et physique) qui fait l'objet de plus en plus de travaux en sciences de gestion notamment dans des revues telles que Organization Science. En effet, au delà de l'application directe, de la transposition sans précautions, des découvertes issues des sciences exactes vers nos sciences il est remarquable de constater la justesse des métaphores concernant l'instabilité, la bifurcation, l'indéterminisme du système ou encore les turbulences (Polley, 1997). Comme toute métaphore, nous avons nécessité de bien comprendre le concept original.

Les phénomènes chaotiques sont ceux dans lesquels de très petites différences dans les causes sont capables de provoquer de grandes différences dans les effets. Pailot (1995) va retenir trois sortes de chaos. Le chaos déterministe : ses équations engendrent un mouvement si sensible à la mesure qu'il semble erratique ou aléatoire ; le chaos stochastique : c'est un comportement sans loi, gouverné par une loi (c'est un comportement stochastique se produisant dans un système déterministe). ; le chaos créateur : c'est l'émergence d'un ordre à partir du non structuré. Un attracteur va définir et maintenir les limites dans lesquelles s'exercent ces perturbations. L'essence d'un attracteur est d'être une portion de l'espace des phases telle que n'importe quel point qui démarre aux alentours s'en rapproche de plus en plus (Stewart, 1992). Pour le chaos, nous pourrons avoir plusieurs attracteurs.

Quatre propriétés sont relevées lors de l'étude du chaos : il y a une sensibilité aux conditions initiales, il y a l'existence d'itinéraires aléatoires, il y a une survenue habituelle d'itinéraires aléatoires et enfin il y a un mélange de périodicité et d'apériodicité. La plus intéressante pour nous sera celle de sensibilité aux conditions initiales. Mise en avant par le prix Nobel Ilya Prigogine, c'est ce qui va déterminer si un système va connaître des phénomènes chaotiques ou pas. Sa transposition en sciences de gestion peut s'avérer judicieuse.

Pour Tushman et Romanelli (1985) l'adaptation est un terme général décrivant une période de changements graduels, incrémentaux et continus en réponse à des conditions environnementales. En effet, si nous considérons que les organisations cherchent à s'adapter aux conditions extérieures perçues, il faudra s'assurer qu'elles pourront s'adapter malgré la gêne provoquée par le changement perçu. En d'autre terme comment l'entreprise pourra empêcher l'amplification des phénomènes en son sein afin de pouvoir fournir une réponse à son environnement ? Il nous faut donc rechercher les variables qui peuvent conditionner l'expansion des turbulences environnementales dans l'entreprise et ainsi, par exemple, expliquer pourquoi certaines entreprises résistent mieux à des changements brutaux que d'autres.

Le débat lié aux conditions de l'adaptation peut, comme le soulignent Jennings et Seaman (1994), se résumer en la confrontation de deux types de pensée. Si pour certains (Andrews, 1971 ; Child, 1972 ; Schendel et Hofer, 1979) le changement de stratégie, en vue de l'adaptation, est effectué en fonction du changement des conditions de l'environnement, d'autres a contrario (Boeker, 1989 ; Hannan et Freeman, 1984 ; Pfeffer et Salancik, 1978) vont plutôt penser que les organisations sont contraintes dans leurs possibilités à s'adapter. En fait, notre actuel propos serait lié à la seconde école de pensée, estimant que l'entreprise connaît une contrainte interne dans la qualité de sa mise à niveau avec son environnement.

Notre idée est que l'amplification des turbulences dans l'organisation est conditionnée par le degré de sensibilité aux conditions initiales. Celui-ci serait la capacité des structures et processus de l'entreprise à atténuer les perturbations de l'environnement sur son organisation tout en permettant une adaptation contrôlée. Il exprimerait, selon notre logique, le degré de chaotisation d'un système, toujours en considérant que les changements environnementaux sont d'ordre aléatoire mais leurs effets sur l'organisation sont d'ordre chaotique. Ainsi, plus le degré de sensibilité aux conditions initiales sera faible, plus l'entreprise pourra s'adapter aux changements.

Ce degré de sensibilité aux conditions initiales (DSCI) n'est pas une résistance au changement (inertie par exemple) mais l'absorption et la régulation du changement. Ce serait à la rigueur une résistance aux perturbations des changements. L'identification de ce DSCI permettra de diminuer l'effet des perturbations environnementales sur l'entreprise. Ainsi, il permettrait la transformation des turbulences externes en un écoulement "laminaire" et empêcherait la création de turbulences organisationnelles caractérisées par des effets chaotiques. Moins l'entreprise sera sensible aux conditions initiales, plus elle pourra garder une stabilité dynamique. Nous pourrions trouver, en terme d'idéaux types, trois sortes de turbulences organisationnelles schématisées de la façon suivante en fonction du niveau de DSCI :

Il nous revient maintenant de préciser les composants de ce degré de sensibilité aux conditions initiales qui permettrait de diminuer l'effet des perturbations. Nous limiterons pour l'heure notre réflexion à sa conceptualisation. En regard de la littérature sur l'adaptation et le changement organisationnel, nous allons retenir trois critères permettant de comprendre pourquoi l'entreprise ne va pas souffrir à l'introduction de modifications.

¬ Niveau de perméabilité versus imperméabilité : l'entreprise doit pouvoir introduire les changements au sein de son organisation pour les connaître et développer un processus d'apprentissage. Le but est d'intégrer la notion de changement dans l'entreprise. Cela se réfère donc, entre autres, aux thèmes de l'expérience et de la mémoire organisationnelle. D'autre part elle devra être à l'écoute de son environnement (veille). Cela lui permettra comme l'estime Weick, de développer certaines fonctions en son sein afin de fournir un catalogue de réponse par le biais d'une augmentation de ses capacités, même si ces fonctions ne seront pas immédiatement utiles.

¬ Niveau de plasticité versus rigidité : au sens de Lawrence et Lorsch (1986) l'entreprise doit pouvoir faire évoluer sa forme sans risque de cassure. Sa structure doit être suffisamment malléable afin d'intégrer les perturbations. Il s'agira donc de son niveau de flexibilité, de décentralisation, de son degré de structure organique.

¬ Niveau de régulation versus dérégulation : l'entreprise devra comprendre les changements et ainsi orienter ses effets vers des stabilisateurs. On pourra donc trouver des attracteurs de stabilités tels que la présence de leader. Il faudra également fournir une certaine rapidité dans la prise de décision permettant un retour en arrière de l'information (importance de son système d'information).

En fonction de ces trois critères, nous pourrons proposer ultérieurement des indicateurs précis permettant l'operationnalisation du degré de sensibilité aux conditions initiales. D'autre part au cours de recherches empiriques, nous chercherons à démontrer la présence de ces DSCI face à des changements environnementaux.

Implications et limites de la recherche.

Bien qu'aucuns tests empiriques n'aient pu être encore menés à ce jour, nous pouvons espérer la confirmation de nos hypothèses, à savoir que le degré de sensibilité aux conditions initiales permet d'expliquer les écarts d'impacts des turbulences entre les entreprises et que plus ce degré sera faible, plus l'entreprise pourra s'adapter aux changements.. Si cela s'avérait, trois types d'intérêts pourraient survenir.

Les intérêts théoriques consisteraient premièrement en une contribution à la compréhension des modifications de capacité de la firme et deuxièmement en une contribution à l'introduction de théories chaotiques en sciences de gestion. Les intérêts méthodologiques seraient également doubles : il s'agirait de l'identification des effets externes sur la perception interne, en fait de mesurer la différence entre réel et perçu ; il s'agirait d'une contribution à l'introduction d'outils chaotiques dans l'analyse des phénomènes organisationnels. L'aspect pratique de la recherche permettrait un meilleur repérage des facteurs d'amplifications des perturbations dans l'entreprise. De plus cela donnerait lieu à une contribution à l'amélioration de la pérennité de l'entreprise tout en orientant son système de veille.

Les limites pour leur part sont de deux ordres. Les premières portent sur le corpus théorique et les secondes sur l'operationnalisation.

La tentation à se référer à des concepts initialement extérieurs à notre domaine peut se révéler extrêmement dangereuse. La situation de non linéarité des organisations et leurs effets chaotiques sont controversés par notre communauté scientifique. Même dans d'autres domaines des sciences sociales ce type de transposition est sujet à bon nombre d'interrogations, on pourrait parler d'impostures scientifiques ou intellectuelles. A la rigueur nous pouvons utiliser la conception métaphorique afin de puiser dans ses viviers de nouvelles idées. Cependant n'est-ce pas trop restrictif ? Pouvons nous pousser jusqu'à l'analogie ? La transposition, avec des aménagements, pourrait-elle se révéler exacte ? Il s'agit là d'un vaste débat qui touche au plus haut point l'épistémologie des sciences de gestion.

D'autre part, il est certain que l'identification des concepts présentés peut susciter de nombreux problèmes. Comment repérer avec validité ce de gré de sensibilité aux conditions initiales ? Comment prouver son importance sur la réflexion de l'adaptation de l'entreprise ? Pour l'instant, nous nous sommes arrêtés aux prémisses de la théorie. Celle-ci mérite un plus grand travail de précision avec une opérationnalisation extrêmement précise des notions utilisées. Munis de cette pertinence, nous pourrons mieux valider nos propositions. C'est uniquement sur cette base que nous espérons pouvoir contribuer à la réflexion sur la théorie de l'adaptation de l'entreprise en univers turbulent.



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Sciences de gestion

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